jeudi 19 mai 2016
Survivance des lucioles, Georges Didi-Huberman.
Réactivons l'espoir ! Réactivons notre regard ! Cherchons. Cherchons dans la nuit, fouillons la Noire. La flammèche, l'étincelle, une trace, un signal, la palpitation luminescente d'un « plus que vivant », une persistance, un rappel de mémoire, la pointe d'une flamme qui perforerait la toile de nos tentes lourdes de suie, de cendres, de cambouis, de boue, de pluies harassantes.
Un éclat comme l'éclat d'un sourire, un éclat de rire.
Une re-montrance. Une re-montrance qui échappe aux distances , aux temps, une re-montrance de notre présence, la résistance possible, une prise, une échappée rétinienne. Un remontage d'un temps subi. Re-montrage. Voir autrement, faire apparaitre le sujet autrement. Par l'urgence d'un choix, par une libre et urgente nécessité intérieure. Se mettre en quête d'une lueur et adresser cette lueur à autrui. Pour ne pas se contenter de docilement mettre en Lumière mais éclairer ce qui nous échappe, ce que nous ratons, ce qui nous mutile.
En 1941 un jeune italien de 19 ans P. P. Pasolini va revisiter l'enfer de Dante, il va s'interroger sur l'ombre humaine, sur la portée de la Lumière en écoutant, en les observant, Giotto, Massaccio, Masolino, Erich Auerbach, Roberto Longhi et tant d'autres. Ils pense. Il voit. Il voit les lucioles et les regarde.
Les lucioles, petites « fireflies », , extraordinaires « petits oiseaux du feu » comme aurait dit Bachelard..
Lucioles, elles, si petites, si fragiles, vouées à l'enfer, à la nuit, vouées leur sève luciférine.
Lucioles,... mauvaises graines, ….cette ivraie bonne à jeter sur les braises de l'enfer. Cette brisure de chapelet. Et cette lumière blanche, totale, totalitaire omniprésente, qui éclaire le bon grain, cette lumière presque lame qui foudroie par son pouvoir la multiplicité de nos possibles.
Et si cette lumière que se voudrait être seule vérité, seule loi, seule pureté, si cette Lumière à qui l'on donne suivant les époques le nom de toutes les églises, de tous temples, de tous les dogmes, de toutes les dictatures provoquait notre aveuglement ?
Et si le peuple des lucioles, ces damnés de la terre, était un peuple d'innocents ?
Voilà, une lecture surpuissante de la Divine Comédie ! .
« L'univers dantesque est donc bien inversé : c'est l'enfer qui, désormais, est au grand jour avec ses politiciens véreux, surexposés, glorieux. Les lucioles, quant à elles, tentent d'échapper comme elles peuvent à la menace, à la condamnation qui désormais frappe leur existence.''
Elles s’échappent et dansent l'amour joyeux, dansent l'amitié totale. Elles dansent l'innocence du monde. « io mi sono denudato e ho danzato in onore della luce) « Plongés dans la grande nuit coupable, les hommes font quelque fois irradier leurs désirs, leurs cris de joie, leurs rires, comme autant de lueurs d’innocence. » .
Le peuple des lucioles c'est l'enfance du monde. L'enfance de l'art. C'est un devenir qui porte en lui même touts les possible de son histoire.
C'est le pauvre, c'est le sans-voix, c'est le poète, c'est l'artiste, le troubadour, c'est le voleur, c'est le nomade, le fugitif, c'est le tout chemin, va nus pieds, le bohémien, c'est le hors la Loi, c'est le crève la faim, celui qui ne possède rien, le sans toit, le sans grade, le sans titre, le sans nom, le sans travail, sans papier, le pestiféré, l'exclus, l'exilé, celui que l'on montre du doigt.
Mais il doit être l'exception qui confirmera la bonne et sainte règle.
« L'innocence est une faute, l'innocence est une faute, comprends tu ? Et les innocents seront condamnés, car ils n'ont plus le droit de l'être.Je ne peux pardonner celui qui traverse avec le regard heureux de l'innocent les injustices et les guerres, les horreurs et le sang. Il y a des millions d’innocents comme toi à travers le monde qui préfèrent s'effacer de l'histoire plutôt que de perdre leur innocence.Et je dois les faire mourir, même si je sais qu'ils ne peuvent faire autrement, je dois les maudire comme le figuier, et les faire mourir, mourir, mourir. » La sequenza del fiore di carta ( 1967-1969, Per il cinema. )
1941, l'Europe, le monde entier, est plongé dans sa nuit dans le brouillard, les monstres dictateurs allument les feux de leur rampes, lumière froide, lumière directe, inquisitoire, leur lumière, leur lumière comme des lance flammes.
Pasolini s'interroge, perçoit comprend. La première partie de son œuvre sera la plus grande re-montrance qu'il adressera au désespoir, qu'il mettra en contre-pouvoir face à cette Lumière. Lumière que l'on croyait éteinte après la seconde guerre mondiale. Fascisme vaincu ? Mais ce que le jeune Pasolini comprend observe, c'est qu'une autre dictature a remplacé la présente. Elle n'a pas disparue elle a mutée. Elle est en place. Déjà. Pernicieuse, hypocrite, silencieuse, elle s’injecte peu à peu dans les artères d'un monde que l'on annonce comme Nouveau.
Une à une selon Pasolini les lucioles s'éteignent, et ne reviendront plus. Le génocide culturel est en marche. L'ordre nouveau condamne l'apparition de nouveaux temps. Nous devenons semblablement tous semblables sous le Règne de la lumière unique. « cette assimilation totale au mode et à la qualité de vie de la bourgeoisie » « le régime démocrate-chrétien était la continuation du régime fasciste ».
Le rêve, la danse des lucioles disparaît, le Règne de l'ambition, du pouvoir , et de l'envie tient tout l'affiche, sur le monstre écran de nos télévisions. « ce pouvoir surexposé du vide et de l'indifférence transformés en marchandise », Pasolini, article des lucioles.
Et le combat fait rage, et le pouvoir est puissant. C'est le règne de la Lumière. Le fascisme du grand inquisiteur public. Pasolini perd les lucioles de vue. Pour lui elles ont disparu. Elles sont vaincues. Son peuple est mort. Notre humanité pour lui a disparu.
Les lueurs ne sont plus que des images fantômes. Il écrira l'article des Lucioles le 01 février 1975. 34 ans après que les lucioles lui soient apparues.Il vient de théorisé la disparition des lucioles... L' Apocalypse selon lui est advenu.
Alors même si l'un des plus grands veilleurs, défenseurs des hommes- lucioles a disparu, même si lui même s'est projeté contre la lumière, comme il le fit lors de la performance Intellettuale à Bologne en 1975 de Fabio Mauri, ( une des images les plus violentes et désespérantes que j'ai pu recevoir, violente à en pleurer ) en désespoir de cause, au désespoir de ses combats, il faut continuer, veiller, chercher, sauvegarder les lucioles.
Le combat est toujours d'actualité. Les lucioles, c'est la lumière à contre courant, c'est la parole contraire, c'est l'acte libre, c'est l'expression de la survivance de chacune de nos intensités, de nos particularités, c'est la multitude des lucioles qui donne à leur luminescence sa force d'action. C'est dans cette multitude, dans sa variabilité, que réside leur sens.
Non, les lucioles ne sont pas mortes nous rappelle Georges Didi Huberman.
Pardonnons à Pasolini, pleurons son effondrement, il a lâché prise. Mais la cordée continue.
Les lucioles ont survécues. Elles sont là, toujours présentes quelque part, elles sont là dans la maison noire, elles sont là dans la course joyeuses des enfants parmi les tentes des réfugiés qui ont fui la guerre, la famine, la dictature d'une incohérente Lumière, elles sont là dans tout ce qui donne à l'homme sont visage d'ange humain, elles sont dans chaque mot qui parle au nom des innocents, Les lucioles nous sont peut être invisibles mais elle n'ont pas disparues.
C'est parce que notre vue à changer, parce que les grandes lumières divines, politiques, économiques, financières, médiatiques - messianiques nous aveuglent. Il suffit d'un battement de paupière il suffit de tourner la tête, de faire un pas, de retrouver le hors champ , un clair obsur, pour les découvrir. Elles sont à Sangatte, elles sont sur les rives de la méditerranée, elles sont à Lesbos, elles sont dans les couloirs du métro, dans les camps de rétention,.
Non l'enfer ne s'est pas encore réalisé. Il n'a pas tout pris. Les innocents sont parmi nous. Et ne plus les voir, ne plus être capables de les ditinguer pour les protéger voilà le règne de la Barbarie. Voilà la tolérance cultrelle passive promulguée par la nouvelle forme du fascisme.
Mais les lucioles survivent, malgré tout. Elles sont le contraire d'un tout qui ne voudrait admettre que lui même.Un tout qui serait bien tenté de faire disparaître des innocents afin de se sentir moins coupable. Pas de corps, pas crime. Pas de crime, pas de victime et donc pas de coupable.
Mais les lucioles brillent, scintillent, palpitent. Elles s'aiment, se parlent, se retrouvent, se regroupent, « malgré le tout de la machine malgré la nuit obscure malgré les projecteurs féroces », voilà ce que nous rappelle Didi-Huberman.
Les lueurs d'espoir sont toujours là. Intermitentes, innocentes, fugaces, légères, pulsatives, vivantes, vibrantes, « d'une beauté sidérante ».
Elles ne soumettent rien à leur Lumière, elles qui portent en elles toute la force de leur « éclairage en mouvement ». Ces la communauté des hommes livres évoquée dans Faranheit 451. « il faut environ cinq mille lucioles pour produire une lumière équivalente à celle d'une unique bougie ». La flamme d'une bougie, c'est fragile, ça ne fait pas de bruit, et pourtant c'est un fleuve qui vous ouvre les plus grandes routes du ciel. « Une danse du désir formant une communauté » voilà la plus belle des images de la survivance des lucioles.
C'est pas mal quand même d'inviter ses contemporains à rêver, rêver pour danser, penser pour rêver, pour réaliser son rêve. « La politique ne va pas à un moment ou à un autre sans la faculté d'imaginer » écrit Hannah Arendt ( Sur la philosophie de Kant) .
Oui imaginez ! Osez imaginer ! , dire qu'il faut laisser l'innocence libre de danser, d'aimer, de vivre en amitié. C'est révolutionnaire non ? Vu sous la grande Lumière Politiquement incorrect...mais dans une nuit d'été réfléchissez… malgré tout...ça c'est une très belle idée.
Oui Pasolini a désespéré de son temps, mais nous devons faire re-montrance du passé, réactiver notre mémoire, comme un espoir et non comme une relique ossifiée..
Nous étions , nous sommes, nous serons. Lucioles.
Sauvegardons les , laissons leur une chance de survivre, laissons leur tout l'espace qu'il leur sera nécessaire pour qu'elles apparaissent, pour que que ce temps nous revienne.
Que nous puissions vivre cette expérience, à notre table d'existence.
Ne laissons pas l'annonce d'un Nouveau temps faire apparaître la fin de nos temps.
De ces temps nombreux et différents. Ne laissons pas un jugement dernier nous condamner à la Nuit. Ne laissons pas une Lumière nous annoncer quelque paradis qui n'est ni à l'usage ni à la dimension de l'humain.
Il n'y a pas de révélation. Il n'y en aura pas. Il n'y a que l'espérance de nos vies.
Il n'y as pas de message subliminale, pas de lumière de vérité.
Il n'y a que la danse fragile de chacune de nos vies.
Il n'y as pas de fantôme. Pas de spectre, d'enfer. Il n'a pas de résurrection.
Il n'y a que l'enseignement que les les lucioles nous transmettent en filigrane lumineuse sur les miroirs de la Nuit, comme si elles nous souriaient dans l'éclat de leur survivance :
« la destruction n'est jamais absolue ». *
Il n'y aura pas de solution salvatrice, il n'y aura pas de résurrection,
il n'y a que nous, ensemble, fragiles, inconstants parfois, mais survivants toujours.
Les lucioles sont libres, savamment libres, et le Pouvoir est anarchique parce qu'il est ignorant.
Ignorant de la force des lucioles, de leur enseignement.
Il faut pour voir les lucioles tout d'abord les aimer. Les aimer positivement. Ne pas les craindre. Ne pas les inventer autrement. Il faut leur faire confiance, avoir confiance en leur intelligence. Il faut quand vous les appeler peuple prononcer ce mot sans penser que vous lui êtes différent, pensez aussi à ne pas oublier que ce peuple a conscience de lui même, il faut être à son égard bien-veillant. Alors il se pourrait que les lucioles reviennent, comme avant, danser sur les collines, les soirs d'été.
Ils se pourrait que nous retrouvions notre joie de danser.
Il se pourrait que cette multitude devienne une possibilité de démocratie.
C'est sur cette image que doit porter notre regard .
Sur cette image où nous sommes tous.
L'horizon est trop imprécis, trop vaste, trop plat, trop vertical.
L'humain combat toujours sa lourdeur, son ignorance, il rêve de prendre les airs, de découvrir d'autres vallées, de passer d'autres sommets.!ils rêvent qu'il vole comme un oiseau de feu. Il rêve de franchir la ligne d'horizon.
Nous sommes le peuple des lucioles. Un choeur comète, qui chante l'exception, un fait d'exception, « il suffit qu'un atome bifurque légèrement de sa trajectoire parallèle pour qu'il entre en collision avec les autres, d'où naîtra un monde ». ( Lucrèce de la nature).
Nous sommes les graines du grenier dormant, nous sommes la rose de Jericho.
Une luciole disparait mais ne meurt jamais.Pour une luciole qui disparaît, mille autre sont déjà nouveaux nés. Avec l'expérience on le sait.
Ce n'est pas un événement, c'est un fait, quoique nous cache la Lumière, où que la Lumière nous dirige, nous ordonne d'aller, nous oblige, les lucioles survivent.
Les hommes lucioles ont existé, existent et existeront.
Ce sont des « mots lucioles » contre les mots « projecteurs ».
Des mots brillants contre les mots en plomb.
Des hommes debout contre les gens en plomb qui ne peuvent pas se lever, pas se soulever.
Un lueur pour soi, à vivre en « expérience intérieure » , une lueur pour autrui pour partager l'espoir de la vie.
Elles savent beaucoup de choses les lucioles, beaucoup.
Elles sont témoins, elles sont capables de dessiner le visage de nos demain, elles savent les fantômes, les morts, la peur et la profondeur de la terreur « c'est le toucher au mort qui rend le rêve voyant » P.Fedida, crise et contre-transfert.
Elles savent le fracas du silence, l'absence la faim et le manque. Elle savent que la Gloire n'a rien de glorieux. Elles sont fortes. Jaillissantes, excédantes. Elles savent la joie, la route, et la main qui se tend et la parole qui écoute et l'ombre qui parle.
La luciole est comme l'homme. « indestructible, et pourtant il peut être détruit. ( M.Blanchot « l'espèce humaine » extrait ».
Les lucioles le savent, c'est pour cela qu'elles sont importantes.
« Les lucioles, il ne tient qu'à nous de ne pas les voir disparaître.Or, nous devons pour cela, assumer nous-mêmes la liberté du mouvement, le retrait qui ne soit pas repli, la force diagonale, la faculté de faire apparaître des parcelles d'humanité, le désir indestructible.Nous devons donc nous mêmes- en retrait du règne et de la gloire, dans la brèche ouverte entre le passé et le futur- devenir des lucioles et reformer par là une communauté du désir, une communauté de lueurs émises, de danses malgré tout, de pensée à transmettre.Dire oui dans la nuit traversée de lueurs, et ne pas se contenter de décrire le non de la lumière qui nous aveugle ».
Merci à Georges Didi-Huberman, merci à ces mots lucioles.
En nous transmettant votre lueur d'espoir vous faites danser notre regard. Nous ne nous perdrons pas de vue.
« Oui, le veilleur devant sa flamme ne lit plus. Il pense à la vie. Il pense à la mort. La flamme est précaire et vaillante. Cette lumière, un souffle l’anéantit; une étincelle la rallume. » (Gaston Bachelard, la flamme d'une chandelle. )
Merci pour cette étincelle de vie.
« Le rêveur de flamme unit ce qu’il voit et ce qu’il a vu.
Il connaît la fusion de l’imagination et de la mémoire. » G. Bachelard.
Voyant sachant. Non, les lucioles n'ont pas disparu.
Astrid Shriqui Garain
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