mardi 17 mai 2016

SENTIR LE GRISOU , Georges Didi-Huberman







SENTIR LE GRISOU  


 « se remémorer une catastrophe passée 
pour éclairer la situation présente 
sous l'angle des incendies à venir ». 

 

Sentir le grisou par Didi-Huberman
 Un monde dort les yeux ouverts et porte des œillères…
Une apnée du regard, qui refuse de battre des cils. Un regard qui ne sourcille pas,qui déclare « je veux absolument regarder » et qui ne voit plus rien.
 
« Je veux regarder ce que tu regardes, je suis ce que tu regardes, je deviens ce que tu me montres,et qui regarde comme l'autre regarde », l'air de rien, mine de rien et déverse ses mots comme on parle du fond de la nuit pour s'assurer de sa propre image.
 
Fermer quelques secondes les paupières. Couper le flot des images.
Intérioriser son regard au rythme du battement de ses paupières en composant une pensée.
La nuit comme le jour font partie du temps de l'image.
Le silence est une aube qui annonce l'aurore.
Aurore de gloire ou aurore de barbarie.
Le silence « qui fait résonner ce qu'il précède »
il ouvre l'espace nécessaire à ce qui s'en écoulera.
Il est le lien nécessaire entre ce qui n'est déjà plus et ce qui sera.
Le levier indispensable des temps.
Un point d'appui et d'ouverture, un séquenceur de mémoire,
Un jeu nécessaire pour que s'articule une pensée.
La nuit comme un silence. Le soulèvement des paupières.
Leur battement pour ne pas être ébloui, pour ne pas perdre conscience de son regard.
Création d'une mise en alerte. Un essai de mieux voir. 
Voilà déjà  : essayer voir.
Un essai, la Rabbia de PP Pasolini. Film étonnant. Montage des images. Poésie pure qui entre dans l'impureté des images. Poésie impure qui dévoile la poésie de l'image.
Parce que lecture, par champ visuel et chant des mots dialoguent. Un essayer voir. Ou plus exactement un essayer sentir.
Là est la question : comment fait on pour sentir voir venir la catastrophe, la nuit des temps ? Comme procéder à cette lecture ?
Par le montage, démontage ou plutôt par le remontage. Procéder à le relecture de ce qui nous précède et qui pourtant va ou risque de nous devancer, nous échapper.
Car l'image projette un advenir, un devenir, un advenu. L'image, le geste que contiennent les images est ce qui dans le temps nous a précédé. Avant. Avant devient le « devant » nous. C'est la puissance des images. Là où le passé devient ce qui va nous devancer, ce qui nous rattrape déjà.
Un phénomène de temps. Une presque monstruosité.
Alors rendre visible la faille, créer la rupture, composer un rythme, une autre mesure pour comprendre ce que les images, le flot ininterrompu d'images- qui ne sont pas nos gestes mais le geste de celui qui filme ou photographie, n'est pas notre rythme, et qui de ce fait impose sa syncope à notre pensée- ce que ce flot transporte et cache dans la profondeur de ses ondes.
L'essai de Didi Huberman expose un essai sentir , un essai voir venir.
Et si comme Pasolini nous étions en capacité d'opérer par nous mêmes ce que nous avons sous les yeux ? Sous les yeux, ce qui est derrière ce qui est devant nos yeux. Ce qui nous écarquille les yeux et qui nous aveugle. Ce qui nous saute aux yeux et qui nous empêche de donner un sens à ce qui nous passe par l'esprit, nous traverse l'esprit. Serait il possible de nous émanciper de l'apparente normalité des images ?
Retrouver peut être le mythe fondateur de l'humanité. La beauté de l'homme, dans sa vérité, sa réalité. Démystifier les images qu'on se voit imposer, qu l'on se laisse imposer. Remonter le temps, procéder au remontage, comme pour laisser résonner les mineras, les chants de la mine, issus de l'art du flamenco. Faire entendre ce chant, une lamentation omniprésente.
Voir l'autre -chose dans les icônes inventées. Oui, pleurer devant l'image d'une Maryline et sourire d'espoir en apercevant la force du regard d'une femme dans une colonne de réfugiés.
Savoir que Maryline est devenu un pauvre et triste mannequin sacrifié et que cette ombre sur la route est une femme qui porte en elle la beauté, l'espoir du monde.
La rage , la rabbia, du poète. Parce que le poète n'est pas désespéré, il sait qu'il n'est pas seul à voir dans le noir, il sait la richesse la fragilité de nos individualités mais il lutte constamment contre la dictature de tout individualisme global.
L'Intranquilité toujours.
Alors un appel : « Nous nous tournons donc vers notre peuple, qui est maintenant et pour toujours emporté dans le maëlstrom général, vers tous les membres de notre peuple, hommes et femmes, jeunes et vieux, qui vivent et qui souffrent, voient et entendent, pour leur crier : Devenez des historiens ! Enregistrez, notez, rassemblez des documents » Peretz ; Dinezon, Ansky 1915.
Il faut « se remémorer une catastrophe passée pour éclairer la situation présente sous l'angle des incendies à venir ».
Méfions nous de ceux qui voudraient nous refuser ce droit.
Méfions nous de ces annonceurs d'immanence catastrophique qui nous cache l'immanence d'une catastrophe.
Car «  ce qui compte à travers tout cela, c'est de reconnaître qu'il n'y a jamais une catastrophe : dans chaque moment catastrophique il y aurait la conjonction, le conflit secret ou la superposition de deux catastrophes au moins. Comme dans chaque danger il y a conjonction de deux périls au moins, dans chaque intervention politique la conjonction de deux enjeux au moins, dans chaque rythme la conjonction de deux temps au moins, dans chaque symptôme la conjonction de deux maux au moins, dans chaque phrase la conjonction de deux mots au moins, dans chaque image la conjonction de deux visibilités au moins. »
Et comment obtenir cette visibilité qui peut rendre la lisibilité ?
«  C'est le contraste, c'est la différence qui rendent les choses visibles et les rendent à leur puissance critique dans le présent de leur «  connaissabilité ».
« C'est depuis « la jeunesse » même du présent que tout passé mérite d'être cité : afin qu'il advienne incitatif ou invocatoire, c'est à dire métamorphosé en forme intentionnelle, en élaboration du futur, en nécessité d'urgence pour le présent ».
«  Sentir le grisou, comme c'est difficile.Comme c'est difficile, en effet, de savoir voir ce qui n’apparaît qu'à peine, de surprendre le frissonnement d'ailes de l’oisillon quand passe le « mauvais air »-le mauvais temps- de l'histoire. Il n'y a pas de meilleure ruse pour les catastrophes que l'apparente normalité du temps qui passe ( qui semble passer tout seul mais qui, en réalité, fait en sous-marin passer le pire). La normalité voilà ce que pointer de l'oeil Pasolini dans sont traitement sur la rabbia.
La normalité des choses. Comme si les choses allaient de soi.
Mais de qui ? Depuis quoi, vers quoi et pourquoi ? Voilà le travail du montage poético-documentaire de Pasolini.
« L'homme tend alors à s'assoupir dans sa propre normalité, il oublie de réfléchir sur soi, il perd l'habitude de se juger lui -même, il ne sait plus se demander qui il est. »
« Comment remonter tout cela pour en démonter l'idéologie dominante, qui est une idéologie de normalité. » La normalité, «  temps qui passe mine de rien ».
La rabbia del poeta, la rage du poète, ce sont ses mots ses battements de regard ses gestes, comme les plumes de l'oiseau qui au font de la mine sent venir le coup de grisou alors que les mineurs piochent et piochent encore dans l'innocence de leur labeur.
La rabbia del poeta, c'est un état d'urgence retrouvé devant l'histoire.
La rage du poète s'est faire lever un état d'urgence que veut constamment étouffer cet état de normalité.
Une rage intellectuelle. Qui ne connaîtra jamais de repos, jamais de sommeil, et qui sait que tout bonheur est le contre poids d'un malheur .
Le poète sait que « de cette division naît la tragédie et la mort ». La rabbia «  un geste de coeur et de corps ».
La rabbia est un travail journalistique, poétique, politique. Mais je pense avant tout créateur, ce qui dépasse le geste purement créatif.
Créateur, oui, parce qu'en décryptant la chorégraphie d'une danse macabre il crée également celle des lueurs.
En mettant en contact ces images d'actualité il crée leur embrasement.
Il détruit, casse rompt et par ce geste l'étincelle se produit.
Il nous rappelle la charge émotionnelle que recèlent les images, ce renflement qui contient le grisou. «  une acte d'indignation contre l'hilarité du monde bourgeois et sa conséquence même, l'irresponsabilité devant l'histoire » ( Carlo Di Carlo).
La rabbia, l'obstination renouvelée de celui qui doit adjoindre sans répit, sans repos et qui sait qu'il lui sera toujours impossible de rejoindre. La rabbia, le chant de celui qui doit s' « abjoindre ». l'ab joy, « l' abgioia ». La joie, ce chant de la nostalgie de la vie qui suractive l'amour de la vie.
«  Joie.
Mais combien inextinguible la terreur.
En mille parties du monde.
Et dans notre mémoire.
En mille parties de l'âme, la guerre n'a pas cessé.
Et même si nous ne voulons pas,
nous ne voulons pas nous souvenir,
la guerre est une terreur qui ne peut pas cesser,
dans l'âme, dans le monde. » PP Pasolini.
Faire l' épreuve, éprouver, faire sentir, faire ressentir, voilà le geste du poète.
La rabbia. un geste philosophique, poétique, une œuvre profanant le sacre illusoire de la normalité.

Astrid Shriqui Garain , lecture 11.2015 

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