dimanche 29 mai 2016

Édouard Glissant : "vivre du tremblement du monde" .





 Édouard Glissant 

La pensée archipélique

Vivre du tremblement du monde


"La pensée du tremblement

Elle ne répond ni à la peur, ni au doute, ni à l’incertitude.
Elle résiste aux raidissements des pensées de système et aux emportements des systèmes de pensée.
Elle maintient tout système dans ses formes méthodologiques et le garde de verser dans des absolus.
Elle ouvre l’identité sur le rapport à l’Autre et sur le change qui provient alors de l’échange, sans que cette identité en soit perturbée ni dénaturée.
Elle est la pensée sismique du monde qui tremble en nous et autour de nous.
Elle en revient à ce passage, à ce suspens du jugement, et peut-être de l’Etre, que Montaigne a si génialement prétendus, comme à la fréquentation, non à la possession, de la terre, proposée par les pensées amérindiennes, comme à la fonction tellurique de la lignée des ancêtres, jamais close ni excluante, chantée par les peuples de l’Afrique des Griots. Les catastrophes frappent le monde, l’espoir vient aussi de partout. »(  traité du Tout-Monde, extrait)
« La pensée archipélique est une pensée du tremblement, qui ne s’élance pas d’une seule et impétueuse volée dans une seule et impérieuse direction, elle éclate sur tous les horizons, dans tous les sens, ce qui est l’argument topique du tremblement. Elle distrait et dérive les impositions des pensées de système.
Le Monde tremble, se créolise, c’est-à-dire se multiplie, mêlant ses forêts et ses mers, ses déserts et ses banquises, tous menacés, changeant et échangeant ses coutumes et ses cultures et ce qu’hier encore il appelait ses identités, pour une grande part massacrées. La pensée archipélique tremble de ce tremblement, bouleversée de ces crises géologiques, traversée de ces séismes humains, elle repose pourtant auprès des rivières qui enfin s’apaisent et des lunes qui languides s’attardent. Mais elle n’est pas, cette pensée, un seul emportement indistinct, ni une plongée sourde aux profondeurs, elle chemine selon des réseaux qui s’attirent et qui n’abandonnent aucun donné du monde loin du monde. Elle ouvre sur ce que Montaigne appelait « la forme entière de l’humaine condition », la forme, non pas l’Un, ni une essence, mais une Relation dans une Totalité.
Le tremblement est la qualité même de ce qui s’oppose à la brutale univoque raide pensée du moi hormis l’autre. Aurons-nous la hardiesse de rapprocher ces limailles, sans trop attendre de la compassion n’est souveraine que quand elle exige résolument et continûment la justice, la loi n’est juste que quand elle s’inspire sans limites de la pensée du Tout." 

Édouard Glissant
 Tropismes, France O, 2007, interview Laure Adler







Vidéo, 
Théâtre des Bouffes du Nord - 2007 - 








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