People 1 - Photographe : SOPHIE PATRY
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Celle
que je suis
Trois
jours que la neige efface nos pas. Je la suis. Il n’y a que
« là-bas ». Nous n’avons que ça dans le corps :
un possible. Chacune le sien. Nous ne partageons rien si ce n’est
cette route, qui n’est même pas une route, même pas une trace.
Une condition.
Pas
un besoin ni même un rêve. Ici, on ne s’évade pas.
Il
ne reste rien. Trois fois rien, d’aussi loin que je me souvienne de
ces jours, il ne reste que ce que nous avons en nous.
Une
déchirure parfois me rappelle au jour. Au jour d’une porte, au
jour d’un visage, au jour d’une phrase, au jour d’une flamme.
J’ai
tout le temps ce mal en tête. Je ne sais pas ce qu’il y a sous
cette bande qui enserre mon crâne. Je ne veux pas y toucher. Pas y
penser.
Elle
me regarde parfois. Je vois bien que quelque chose m’échappe. Elle
me regarde. Ne dit rien. Elle doit avoir à peu près mon âge je
crois. Je dis elle. Mais ça pourrait être lui. Je ne sais pas. J’ai
le sentiment d’une femme. Je la suis. J’ai confiance. Je suis. De
toute façon, à travers la blanche inconnue qui nous contient je
n’ai qu’elle qui me donne signe. Et j’ai le sentiment qu’il
ne me voit pas.
C’est
étrange. Je devrais m’occuper de ma tête, penser à cette faim
qui me ronge chaque jour davantage. Tout ce qui me préoccupe c’est
de savoir qui marche et me précède. Ça changerait quoi de savoir ?
Peut-être que je saurai ce que je suis. C’est possible. Quelqu’un
devant moi c’est comme un axe autour duquel s’enroule la foulée
de mes pensées.
Je
ne sais rien. D’où je viens ? Quel est mon nom ? Est-ce
que ça me manque vraiment ?
Elle
s’arrête. Je m’arrête. Il aurait l’air inquiet. On dirait
qu’elle devine ce que je pourrais redouter. Être perdu. Mais on
n’est pas perdu quand on ne sait pas d’où on vient et encore
moins où on va. Alors non, nous ne sommes pas perdues. Ce que nous
avons connu s’est absenté. Nous vivons dans l’absence. Une
absence qui risque bien de m’emporter. Tellement elle me contient.
C’est du vide qui me presse et qui m’oppresse.
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On
a passé une muraille d’acier, de tôles, de blocs de pierre. Elle
a ramassé quelque chose et l’a mis dans sa poche. J’ai fait
pareil. Je ne sais pas ce que c’est. C’est lourd, froid, ça a le
goût du sang frais. Le même goût que mes lèvres avaient
lorsqu’elle m’a trouvée. J’étais sous terre. Dans la nuit.
C’est venu d’un coup. J’ai senti que ça bougeait. Que quelque
chose se soulevait. C’est moi qu’on arrachait à la terre.
C’est
elle qui a crié ? Je ne comprends pas ce qu’elle me dit. Elle
ne comprend pas non plus ce que je dis. Enfin, je ne crois pas.
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1 -
Elle
devine... quand je n’en peux plus de la suivre, quand j’ai soif,
quand je n’y crois plus. J’ai envie d’y croire. Au moins à sa
présence.
Partout
l’absence.
Il
y a de la lumière qui passe au-dessus de nous. J’ai compté. Trois
blanches, la cendre, trois blanches, la cendre… Ça ne s’arrête
jamais. Il y a ce bruit que j’entends parfois. On dirait que ça
marche ou plutôt que ça file derrière moi. Ça me frôle.
Maintenant c’est à côté de moi.
Elle
marche et je la suis. Le vent efface les contours de ce qui nous
entoure, tout se ressemble, tout, à part moi. C’est la nuit où
rien ne bouge. Je suis. Les bruits sont là. Toujours. J’ai appris
à ne pas me fier à ce que je vois. Ce que je crois devient de plus
en plus sûr en moi. Ce que je crois me rassure. Je la vois, mais ça
ne suffit plus.
Depuis
hier, je me dis que si je vis tout ça ce n’est pas sans raison.
Que celle qui marche devant moi ne m’est pas inconnue. Que je suis
comme elle et que cette certitude ne m’absente pas. Je tiens avec
ça. Je dis hier, mais ce mot c’est comme de la poussière qui
tombe du plafond de l’espace. Les mots me distancent.
Le
vent ne passe plus, on dirait que quelque chose d’invisible glisse
autour de moi. Nous sommes en dedans, mais en dehors à la fois.
Habitante et mystère enchaînent leurs pas. J’ai des mots qui
m’arrivent comme des feuilles tombées du ciel. Ça arrive quand ça
se déchire dans ma tête.
Le
mot « évacué » par exemple. Ou encore « Ave.Nu ».
Un autre aussi, de plus en plus souvent… : « Partir »,
celui-là il vient lorsque ma gorge se déchire. J’étouffe ;
j’ai du sable qui entre. Je veux arracher le masque. Tout
s’effondre en dedans. Les mots sont comme des rochers qui viennent
percuter un palais de glace.
J’ai
un masque qui me recouvre la bouche et le nez. J’ai essayé de
l’enlever. Elle a crié et m’en a empêché. J’ai compris qu’il
fallait le garder. Peut-être que sans lui je ne pourrai plus la
suivre… J’ai ça depuis qu’autour de moi tout s’est soulevé.
Quand elle m’a trouvée. Ou peut-être retrouvée.
—
Il
y avait une chose dans le ciel. Il s’est posé. Et il nous a
emmenées. J’ai fermé les yeux. C’était avant que la neige
recouvre tout ce qui me dépassait.
Peut-être
que je ne lui ressemble pas. Peut-être qu’elle le sait et moi pas.
Et, si je ne sais rien, c’est que je viens d’arriver, je suis
peut-être la première de mon espèce… ou la dernière. Est-ce que
là-bas la pluie s’est arrêtée de tomber ?
Je
suis, je la suis, mais je ne suis pas comme elle, elle marche et je
glisse.
C’est
un pays froid, qui n’a qu’une seule odeur. Elle est partout,
peut-être que nous la portons en nous ? Il y a des couleurs,
mais une seule à la fois. J’en ai compté cinq depuis que la chose
s’est arrêtée et s’est posée.
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Un
pays pierre, un pays mer, un pays sable, un pays arbre, un pays
glace.
Elle
est comme un pays. Elle change. La même mais un autre, avec d’autres
bruits.
Elle
a la couleur de l’encre. Hier, je disais qu’elle était du pays
de neige. Hier, c’est un mot qui fait le même bruit qu’une
allumette brûlée.
Je
ne me retrouve pas. J’ai besoin de me rassurer. Je la vois. Je
suis. C’est déjà ça.
Peut-être
que j’ai mal vu. J’ai peut-être cru... Peut-être que ce n’était
pas elle ? Un autre ? Et si c’était moi ? Ça ne
peut pas être moi… Elle marche et moi je glisse. Vers quoi ?
Je
me rappelle d’une ligne d’encre… avec des îles comme des feux.
Je crois que la neige n’était pas là. L’eau tombait de partout
et sur tout, du ciel… sur mes joues, dans l’encre et sur la mer.
Je me souviens de ça. J’avais l’impression de me noyer. Après…
plus rien. Après son cri, l’objet, ma tête, ces pays.
Il
y a bien ce bruit. Mais je ne sais pas où le placer. Avant ?
Maintenant ? Peut-être que ce bruit est dans ma tête, quelque
chose y est peut-être entré ?
Je
ne suis peut-être pas comme elle, peut-être que je suis un objet…
Mais un objet ça ne pense pas… ça c’est juste ce que je crois,
ce que je vois c’est que je glisse, moi je ne marche pas. Je ne
fonctionne plus. Ça doit être ça. Qu’est-ce que je faisais sous
terre ?… Je viens de là-bas ? C’est pour ça qu’on
doit y aller ? S’en retourner ?
Elle
s’arrête. J’arrête. Tout s’arrête. Elle ne se retourne pas.
Trois jours… mais ça ne veut rien dire…
Comment
savoir la longueur et même l’épaisseur d’un jour ? Peut-être
que je devrais compter en couleurs... cinq couleurs… en odeur…
une couleur… compter sur elle pour me le dire.
J’ai
des jambes. Je le vois. Mais je crois que je ne les sens pas. Je les
touche, mais c’est comme quand je touche mon masque. Ma main sait,
mais ma tête croit. C’est bizarre, je crois que je pourrais
glisser comme ça encore très longtemps… c’est quoi ce truc
qu’on a ramassé ? Ça va nous servir à quoi ? C’est
lourd et c’est froid. J’ai fait comme elle... peut-être que là
où nous allons ça nous servira.
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L’objet
se remet à sonner. Il y a des fils verts qui agitent des ombres sur
les murs. Je tremble au même rythme qu’elles frissonnent. Elle
n’est plus là. Mais je l’entends marcher. Elle s’est absentée.
Mes jambes sont avec moi. C’est encore ça. Il faut que je
patiente. Je sais que ça ne va pas s’arrêter là.
Quelqu’un
ou quelque chose a pris ce que j’avais ramassé. Moi aussi on m’a
ramassée. Peut-être qu’elle m’a trouvée, prise, emportée. On
sert peut-être à ça. À remplir du vide.
- 3 -
On
prend, on ramasse, on transporte, on dépose, plus loin on
recommence ; tout le temps.
C’est
peut-être ça, dans ce monde ce qu’on appelle : possible.
Un
tissu d’invisible fait de points de possibles, à travers lequel on
pourrait lire de qu’il y a vraiment de visible.
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La
sonnerie s’arrête et recommence. Je n’ai pas compris à quel
rythme ça reprend. Le bruit n’est plus dans ma tête, ça j’en
suis certaine. Je le sais depuis que la douleur s’est arrêtée.
Question de rapport à mon corps étranger.
Toujours
la même odeur. Mais le pays a changé. Je ne glisse plus. J’ai cru
que je flottais, mais depuis que ces fils verts se sont mis à
dessiner, je crois que tout semble être arrêté. Tout, même ses
pas. Elle n’est plus absente. Je ne suis pas sauvée, mais
fatiguée. Les fils ont fini de danser. Voilà, je glisse. On
reprend. On ne s’évade pas.
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J’ai
crié. Je sais que j’ai crié. J’ai entendu dans ma tête des
miroirs de lettres se fracasser. C’était comme des murs qui
s’effondraient. Mon cri avait une couleur inconnue. c’est la
première fois depuis la pluie que j’entends une voix. C’était
la mienne. Ça je le crois.
Il
pleut, mais la pluie ne me touche pas. Rapport à ce monde dans
lequel un nom m’est toujours étranger. Le mien. Habitante et
colère commencent à discuter.
—
La
boîte est ouverte. Je suis dedans. Je flotte. Je n’ai pas froid.
Je n’ai plus de bandage. Mais je n’arrive plus à bouger la tête.
Je fixe un ciel, couleur sel vitrifié. Elle est de dos et moi de
sommeil.
J’ai
une idée en tête, mais elle est à l’arrêt.
—
On
frappe sur mon masque. Des coups, de masse, de poings.
Si ça continue comme ça ma tête va exploser. J’ai chaud. Y a des
bruits là-bas. Ça rampe, ça se faufile. Faut pas les faire entrer.
Pas les laisser passer. Ça va m’emporter. Faut pas que j’aille
là-bas. Je vais encore glisser sur la neige. Je ne veux pas qu’on
me retrouve ni qu’on me suive. Ça recommence. Le mot souffle dans
tout mon corps. Je veux ce mot, je veux partir.
Je n’entends plus rien. Rien que l’absence.
Est-ce que je suis encore loin ? Je sais qu’elle n’est pas
loin. Elle ne peut pas m’avoir remplacée. Où est passé mon
objet ?
—
Je
suis debout. Le monde est à la vertical. Je suis l’axe autour
duquel se déroule un ballet insensé de
silhouettes. Rien de précisément exact. Je suis debout et mes
jambes sont des ciseaux
qui découpent des formes étranges dans l’espace.
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4
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Je
pousse. Ça tire, je tire, ça me retient. Des fils, des fils me
tiennent les mains. La tête, le dos, le ventre. Pieds et jambes. Je
ne suis pourtant reliée à rien. Recousue
de fils blancs. Des fils
s’échappent de moi. Je n’y comprends rien. Je suis debout, je
m’effiloche. Je
me détache.
Les fils se relâchent.
Est-ce
que là-bas la neige a vraiment effacé nos
pas ? Où est-elle ? Je n’entends plus ses pas. Je suis
seule devant moi.
Ça
coule. Coule en moi. Ça me remplit. Le vide s’écarte.
Ça
frappe dans mon corps. Ça fait un bruit fou. Qu’est-ce qui frappe
comme ça ? Ça ne
veut pas dire ce que j’ai dans le ventre. Çà
vient du cœur ?
Ramassé ? Remplacé ? Réparé ? Ça remplace le
vide ? Mais le vide à présent où est-il ? Qu’est-ce
que s’entrechoque et qui s’accroche en moi ?
Le
mot me revient en bouche. Partir est le torrent par lequel je
vais
ressortir.
Un
pas. Je ne tombe pas. Un autre pas. J’ai
sur les lèvres un autre
goût du temps.
Avenue.
Elle filait devant moi. J’étais platane, grille, j’étais
l’objet, le feu qui brûlait la forêt. J’étais l’acier,
j’étais des lames tombées du ciel, j’étais flocon, soupirail,
plongée dans mes entrailles, j’étais le passage du vent, j’étais
invisible, absence, sans réponse, sans question, sans raison. Je
roulais et glissais sur
les fibres d’un papier
de cristal.
Après...L’image
de l’objet se
projette. Où est-il à présent ? Le
manque me laisse des traces de papier blanc.
---
Ça
brille devant moi. c’est comme une porte ouverte. c’est trop
petit pour être une porte. J’avance à
mes pas maladroits. Pourvu
que les fils me laissent faire. Pourvu qu’ils ne me retiennent pas.
J’allonge un bras. J’ouvre la main. Je touche. C’est
lisse, et c’est si
blanc. Un soleil
de cendres revenu du
néant. Possible.
Possible de voir, d’entendre, de comprendre.
Elle est là devant moi. Elle est prisonnière d’un
carré de glace. Elle est devant moi. Je vois et je crois qu’elle
est comme moi.
Celle
que je suis est peut être
en corps devant moi.
Astrid
Shriqui Garain, III. 2019
magnifique...
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