Ceci est une fable.
Il était, est ou sera-t-il ( toujours ?..) un désert et un
homme. une légende comme un élément de tragédie . Une fable, et,
comme toute fable ce sera au lecteur qu'il reviendra de faire le
choix d'en retirer la morale.
« Chaque
instant de la rencontre avec cette œuvre devrait être reporté
scrupuleusement, comme si chaque quart de minute, pour un tel
contact, valait pour chaque saison d'une marche de quarante années ».
L'homme marche. Il
va à la rencontre. Il semble aller. Aller vers un lieu ?
Suit-il une trajectoire ? Un chemin ? Ou simplement son
destin ?
Le pense-t-il ?
L'imagine- t- il ? Le croit -il ? Le rêve- t- il ?
Il va se livrer et
vient se donner à l'évidence apparaissante de la couleur de
« l'évidance »…
Un pan, un pan de
lumière, un éclat qui appelle le marcheur.
Peut être est-ce là
toute l'expérience de l'art. Est ce là l'expérience de l'homme ?
Croit-il se délivrer
en allant de la sorte se livrer ?
Ne pas figurer. Non
pas représenter, tenter d' incarner.
L'aura, l'éclat,
que revêt une absence, celle de l'Absent. Une aura qui l'incarnera.
. Dont l'immanence donne à l'homme l'énergie pour marcher.
Si l'attente est un
plaisir comme le soulignait André Breton, l'attente est un désir.
L'homme marche dans
le désert. Il continuera de marcher depuis l'instant qu'il nomme la
rencontre, , depuis le moment où levant ses yeux sur la montagne, il
a vu éclairs nuées , feux et fumées lui parler de l'Absent, qui
lui donnèrent une substance en donnant lieu.
Marcher vers la
Lumière. Y entrer. Y pénétrer. « L'homme marche dans
l'image », en région de dissemblance. ». De l'invisible
viendra la vision.
« Un monde
étrange de voile, de feux, de lumières et de minéralités
précieuses ».
« échos
visuels, taches d'appel ».
Vitrail embrasant le
portail de l'esprit.
Un clos ,qui, par
une ouverture crée une fulgurance de lumière provoquant un blanc
de l'esprit.
Un blanc. « A
blank »… Un manque, une mutité.
Une fable où
l'homme inlassablement marche, marche ainsi qu'il marchait dans le
désert.
«Une couleur
vestige » annonce L'imminence de l'éternel.
L' éclat d'or de la
Pala d'Oro de la Basilique de San Marco de Venise,
une pluie de
couleurs projetée par Fra Angelico sur la fresque de la Madone des
Ombres au couvent de San Marco de Florence,
verrière des cinq
sœurs de la cathédrale de York…
Lumières, lumière,
Lumière .
L'homme marche vers
la lumière. La trouver ? La retrouver ? Tenter de la
toucher ?
L'homme marche. En
cet instant il se prépare à entrer. Il s'approche et veut
comprendre.
La lumière fait le
tour de la Terre. Le temps passe . L'homme marche. Depuis toujours.
Depuis une éternité.
Les siècles
passent. A son tour, Le 20 e siècle met en lumière .
« La
lumière est le matériau que j’utilise, la perception le médium,
mon travail n’a pas de sujet, la perception est le sujet, il n’y
a pas d’image car la pensée associative ne m’intéresse pas. »
— James Turrell.Le temps passe. « L'homme ne marche plus dans les églises ». et si comme P. Fedida l'écrivait
« l'absence est, peut être, l'oeuvre de l'art » ?
L'homme marche. L'homme marche à présent dans une galerie d'art.
« Evidence de l'évidance ». Région de la dissemblance. De « l'inassignable », du « dissemblable ».
Région de dissemblance. « échos visuels, taches d'appel ».
Quels sont nos déserts que vient visiter la lumière ? Une fresque ? Un tableau ?
L'évidence d'une évidence mise en lumière ?
Il n'y a rien derrière l'image et pourtant la pulsion d'un écho appelle le marcheur.
Il n'y aura plus de temps , rien que l'espace d'un instant.
Le temps passe. Il
est 1989 à l'horloge du monde.
Paris. Un homme
marche. Il est philosophe, historien d'art.
Galerie Froment et
Putman. Il est novembre.
L'homme entre dans
la galerie. Son nom : Georges Didi-Huberman.
« Echo
visuel »… Ici, pas d'autel, pas de madone, pas de vitrail. Et
pourtant ce qu'il va le toucher en cet instant c'est la lumière. Une
œuvre de lumière .
Il s'en approche au
point d'y entrer.
Bien sur l’œuvre
est l'expérience d'une perception. Elle doit être vécue.
Alors par cet essai
approchons nous, approchons nous et tentons de revivre, ou du mois
tentons de comprendre l'expérience de l'instant en nous plaçant aux
coté de ce marcheur.
Nous connaissons le
marcheur.
Mais avant que nous
assistions à l'instant de la rencontre, « l’œuvre »
émettrice doit être présentée. :
« Blood Lust »
de James Turrell, artiste dont la plupart des œuvres sont
consacrées à la lumière.
« Les
installations de Turrell nommées "environnements perceptuels"
sont réalisées à partir de lumières naturelles ou artificielles.
Son travail produit un décalage entre la perception visuelle et
intellectuelle de l’espace. Il sollicite les sens des spectateurs
et joue de leur perception, il la bouscule et la trompe. Il pose
ainsi les fondements de sa démarche, c'est à dire d'agir sur la
perception de l'espace, empêcher une perception passive pour
conduire le spectateur au dépassement de soi. La manipulation de la
lumière naturelle dans l’architecture est son thème de
prédilection. James Turrell intervient dans les espaces
architecturaux, et donne dans la plupart de ses œuvres l’illusion
d’un tableau monochrome sortant de l’obscurité où le spectateur
plonge le regard dans une « couleur-lumière insaisissable ». (
source Art Wiki) (pour découvrir son univers http://jamesturrell.com
)
Voilà donc en
quelques lignes dressé le portrait de l'artiste.
La lumière est une
matière. Elle est matière. Sculptée, projetée, elle dévoile ou
recouvre. Elle est mouvement, espace, elle creuse, file, coule,
ouvre, drappe, ruisselle, prolonge.
La lumière est
matière. Lumière blanche, lumière noire, lumière rouge. Chaque
siècle a sa lumière. Giacometti déclarait : « le ciel
est bleu par convention mais rouge en réalité »
Giacometti et
l'homme qui marche... comment en lisant cet essai ne pas y songer ?
Comment ne pas
revoir cette image, celle de l'homme qui marche qui « s’arrache
à la glaise de la matérialité du corps pour que l'esprit
progresse »…
Chaque siècle a sa
lumière . Quelle couleur porte-t-elle ? La lumière, la
véritable lumière n'aveugle pas , elle révèle.
La lumière est
matière, elle est substance, comme l'homme qui la reçoit, comme
l'objet qu'elle éclaire, comme le lieu qui la recèle.
La matière est
constituée, elle se manipule et se construit.
Elle délimite, un
dehors, un dedans. Elle peut ouvrir ou fermer un espace. C'est là
que naissent toutes les fables, les fables des lieux ...à usage des
grandes personnes.
Lust : désir.
Blood : sang.
Ici pas d'autel. Pas
d'église, ni de temple. Une galerie.
L'homme marchait
dans le désert, il marche dans la ville.
Pourtant quelque
chose va prendre corps, semble vouloir prendre corps devant nous et
peut être en nous mêmes, nous qui nous nous sommes placés du côté
du marcheur en choisissant de suivre ses lignes.
Nous qui mettons ici
nos pas dans les pas du marcheur. « touchez l'image et vous
touchez l'homme » ?…
Image lacunaire,
écho, dissemblance, recherche, présence d'une absence,
reconnaissance, mise en lumière, révélation, quête,
connaissance...Savoir.
L'homme marche, il
réfléchit devant la dissemblance.
Il perçoit,
au-delà, bien au delà du signe, de l'image, de la figure.
Derrière l'image il
n'y a peut être rien, mais en la totalité l'image, c'est à dire en
dedans et en dehors de l'image, il y a peut être tout. Malgré
tout.
L'intelligence de
l'art est-elle de révéler la lumière ? Attendre de l'art
est-ce désirer de la lumière ?
Mais revenons vers
« Blood Lust »,..et ... marchons.
Marchons vers ce
rectangle de lumière rouge, « Couleur -front, couleur poids »,
contours nets, « une masse colorée, sans ombre , sans
nuance. » , « Pan de couleurs qui semble flotter
massivement ». Cela apparemment ne ressemble à rien de connu.
L'homme serait-il
entrer dans la région de la dissemblance ?
« une béance,
Un chambre béante de lumière rouge ».
« Une chambre
à voir, ( viewing chamber) « , chambre voyante ou de
voyance ».
L'homme s'approche
et perd ses repères visuels, il lui semble n' être ni dedans ni
dehors, il est hors de soi et tout à la fois en lui même. Il n'y a plus d'espace de pour sa propre réflexion.
La lumière n'entre
pas par l'ouverture, à l'inverse de la canera obscura ou du sténopé,
elle est émise depuis la chambre. L'horizon est absent, la pièce
dans laquelle se trouve l'homme disparaît.
Les frontières
visuelles semblent abolies. Se présente à l'homme « un
illimité ». Une illusion ?
L'homme est entré
dans un « petite cathédrale », dont la bâtisseur est
l'artiste et où il « se découvre marchant dans la
couleur. ».
Mais ici l'homme
sait que « le templum » est vide. Rien n'habite le lieu.
Il est désert.
Jeu de ligne,
d'ouverture et de clôture, jeu de biseaux et de néons électriques
.
« Le Saint des
saints est vide ».
« C'est bien
connu c'est devant le vide ou plutôt l'évidement qu'on sacralise le
vide »...
Il n'y a rien, aucun
objet, aucune figure, aucune forme que l'oeil pourrait reconnaître,
sur lequel l'oeil pourrait s'accrocher, saisir une réalité qu'il
pourrait toucher. .
Rien. Si ce n'est un
espace de couleur et la profondeur de la béance créée par
l'evidance, la marque de l'évidement.
L'évidence ...de la
couleur ...de « l'évidance » lui apparaît.
Un rêve, un espace
de rêve.
L'homme est comme en
état de rêve, il ne peut rien saisir, il devient objet et sujet à
la fois de rêve et du rêve.
Vertige, abîme. La
béance est rouge sang, est elle pour autant vide de sens ?
Que nous adresse ici
l'artiste, l'auteur de l'oeuvre , quelle est l'adresse de ce
lieu où se dirige l'homme qui marche?
L'homme vient
marcher dans la couleur, alors continuons à suivre ses pas , Lui
qui vient rencontrer l'oeuvre de l'artiste.
La démarche de
Turrell est se saisir de lieu public déserté. D'y travailler des
espaces visuels, d'expérimenter.
Soit il crée un
désert comme dans cette galerie, ou un hôtel, comme il l'a fait
durant six ans dans un hôtel désaffecté californien soit il il
investit un désert comme celui d'Arizona, où il construit son
projet Roden Crater .
Lieu clos. Lieu
déserté.
Fermer et provoquer
une ouverture.
Soustraire le
visible. Un lieu dénué de toute visibilité.
Une fable..., une
fable pour réactiver la mémoire d'un rêve, retrouver le lieu ,
revivre un instant.
La fable d'un lieu.
La fable d'un espace
susceptible de « recevoir » toute création, telle la
Khôra évoquée par Platon dans Le Timée ?
Ni forme, ni nom,
ni visage. Un lieu tel que celui que Fra Angelico a
créé et non recréer lorsqu'il a posé
ses couleurs dans le clos de la madone des Ombres ?
Une amnésie du
lieu, mais l'inscription en nous de la rémanence
constante de sa substance… ?
Un lieu qui
ouvrirait sur un illimité . Illimité définissant lui même ses
limites. Limites, là où se place l'homme, l'homme qui marche.
Si le temps est un
mouvement, l'homme marche dans la couleur de son temps.
Temps fini ou
infini. Temps limité ou illimité.
Un éternité
lumineuse de possibilité s'offre devant nous.
Je me souviens d'une
définition mathématique : « Une fonction f tend
vers l'infini quand x tend vers l'infini si et seulement si, en
prenant x suffisamment grand, on peut rendre f(x) aussi
grand que l’on veut. »..mais « Que nul n'entre s'il
n'est géomètre » nous déclarait Platon. Je ne m'aventurerai
pas donc pas plus loin. Je me tiendrai donc à la limite du
raisonnable...
L'homme marche et, à
la limite de l'illimité.
L'artiste par une
expérience borderline en un lieu construit, en un temps donné,
tente de lui faire toucher l'impalpable, l'indéfinissable, le
dissemblable.
Ce que je vois est
ce que je sens être. Mais ce que je sens être est ce une réalité
palpable ?
Suis au bord du rêve
ou au bord de la réalité ? Quel temps traverse le lieu ?
Est ce le jour ? Est ce la nuit ? Est ce un entre deux ?
L'homme marche sur
le terre . Il est entre le ciel et la terre. Il est à cet entre
deux.
Si le marcheur est
un homme éveillé, regardant au delà de la limite, au-delà de soi
quel autre illimité s'ouvre t il devant lui , sinon le ciel ?
Une chambre de
voyance. Un oculus. Un ciel qui peut être bleu mais qui peut revêtir
d'autres couleurs comme l'avait écrit Aristote dans son traite «
Du ciel ».
Un ciel rouge, une
terre bleue..L'homme marche sur la terre et sent des ailes le pousser
vers le ciel.
Painted désert.
Arizona. C'est là que James Turrel poursuit ses experiences. Sur la
terre des Hopis.
Symbole Hopi
Dans le coeur même
de cette terre. Là où à perte de vue l'horizon se dessine.
Là « où les
indiens Hopi ont, pendant des siècles, scruté le même horizon à
partir de point fixes pour faire de sa ligne accidentée par la
découpe des montagnes l'échelle d'un véritable calendrier
astronomique. »
Roden Crater . « Un
cratère de volcan éteint, que James Turrel a découvert en 1974 en
survolant la région à bord de son avion. Il y a depuis ouvert un
observatoire, vaste "work in progress", site d'exception
d’où il est possible de percevoir des phénomènes célestes
depuis des points prévus à cet effet. La lumière, toujours.
Étroitement liée à la fascination de l’espace. » (
Stéphane Renault pour l'exposition du Grand Palais -2013).
Architecture,
espace, lieu, horizon, terre, ciel, ligne, angle, cadre, œil, ...œil
de l'homme, regard du volcan. L'un verse et l'autre se déverse. En
un lieu précis en un temps précis.
L'homme, l'enfant,
l'homme, le désert et le rêve.
« James
Turrel est est un géomètre en quête du lieu comme phénomène ».
Fable du lieu,
phénémologie de l'instant…
Je ne sais quelle
morale je peux tirer de cette fable. Mais ce voyage dans l'espace
mental de l'oeuvre de Turrel que Georges Didid Huberman nous adresse
est un moment merveilleux de lecture. Philosophie, poésie,
géométrie, géographie, mnémographie de l'espace.
Le soleil fait le
tour de la Terre. Il est à présent la nuit. L'homme s’arrête. Il
s'endort, derrière ses paupières closes ,l'horizon d'un rêve peu à
peu se dessine...
« Il arrive
souvent, à la lisière du sommeil, que s'impose à moi l'image très
vague d'un désert : ce sont des dunes ramassées, allant
s'aplanissant, fluides et lourdes pourtant. Et ce n'est rien d'autres
que mon corps qui s'alourdit de s'endormir. L'image n'est pas fixe,
les dunes lentement se meuvent, transformées par le vent. Et ce
n'est rien d'autre que la marche alentie dans ma respiration ».
- « HAD I the heavens' embroidered cloths,
- Enwrought with the golden and silver light,
- The blue and the dim and the dark cloths
- Of night and light and half-light,
- I would spread the cloths under your feet
- But I, being poor, have only my dreams;
- I have spread my dreams beneath your feet;
- Tread softly because you tread on my dreams... »
- William Butler Yeats, He Wishes for the Cloths of Heaven
- L'esprit dans la couleur et les semelles..devant.
Astrid Shriqui
Garain- 01 2018
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